Prostitution

De tout temps, les sociétés se sont préoccupées de réglementer la prostitution. Dès 1367, une ordonnance défendait de tenir "bordel" ailleurs que dans certaines rues et une autre, de 1420, assignait certains quartiers aux prostituées. Les dispositions contenues dans ces deux textes sont à l'origine des maisons de tolérance. Au XIXe siècle, la prostitution est tolérée mais, considérée comme un fléau, elle suscite des problèmes moraux, politiques, sanitaires et sociaux. En 1804, un système de tolérance, qui durera cent quarante-deux ans, est mis en place et donne une existence légale aux maisons closes. Une circulaire du 14 juin 1823 constate que "La prostitution est considérée comme un fait qu'il n'est pas au pouvoir de l'autorité d'anéantir et l'objet des règlements n'est autre que de lui ôter ses abus, ses dangers et ses scandales." Pour le médecin-hygiéniste Alexandre Parent-Duchâtelet (1790-1836), les prostituées sont des marginales qui doivent être soigneusement mises à l'écart de la bonne société. Vers 1830, il suggère de réglementer le plus vieux métier du monde à partir d'une vision axée sur sa fonction sociale. Le postulat de base du médecin est de considérer que la prostitution est un mal nécessaire devant être accepté mais qui doit être contrôlé et surveillé afin de protéger la société dite saine. À cette fin, il préconise d'utiliser les maisons closes qui permettraient la surveillance des prostituées soumises à l'autorité administrative. Une loi promulguée en 1839 précisera que la prostitution ne pourra s'exercer que dans le cadre de ces maisons.

Le 6 mars 1841, le maire d'Alençon répond à son collègue de Laval (Mayenne) qui l'interroge sur les lieux de prostitution : "Il n'existe ici aucun règlement local sur cette matière et il serait d'autant plus difficile d'en adopter qu'il n'y a pas de maisons de prostitution avouées et que les filles publiques se livrent isolément à la débauche. [...] Il paraîtrait beaucoup plus convenable qu'il existât un règlement applicable à toutes ces filles de mauvaise vie [...]." Un Règlement sur la police des filles publiques et des maisons de tolérance d'Alençon est arrêté le 29 mars 1845. Celui-ci stipule que "aucunes maisons de filles publiques ne pourront être établies [...] sans une autorisation de la mairie ; en aucuns cas elles ne pourront l'être qu'à une distance de 50 mètres des églises, chapelles, collèges et écoles des deux sexes, ni près des casernes, de l'hôtel de la préfecture et de la mairie." Outre l'inscription du nom des prostituées sur un registre, celui "de tout homme qui y séjournerait pendant la nuit ou seulement jusqu'à minuit" devra être noté. Les filles devront justifier d'un certificat de santé et recevront un livret sur lequel les résultats des deux visites médicales mensuelles seront notés. Celles atteintes de maladies contagieuses devront immédiatement entrer à l'hospice jusqu'à "parfaite guérison". Elles ne pourront sortir de chez elles après le coucher du soleil ni avant son lever. Il leur est interdit de stationner dans les rues, de circuler dans les lieux publics et de faire savoir où elles exercent, etc. Le règlement du 27 janvier 1854, légèrement modifié le 6 octobre 1910, ne changera que peu de choses par rapport à celui de 1845. Notons qu'il est interdit aux filles publiques "d'exciter les passants" et que celle "se livrant au raccrochage dans les rues [...] sera [...] arrêtée [et] déposée provisoirement au violon [...]".

En 1849, l'inscription des filles d'amour sur le registre de la police des mœurs devient obligatoire. Le contrôle de la prostituée par l'administration débute par l'inscription de la fille publique, qui devient dès lors "fille soumise". Les prostituées travaillant au sein d'une maison close sont appelées "filles à numéro", et celles qui exercent isolément "filles en carte". Un arrêté municipal du 12 mai 1862 défend de loger des filles publiques sans autorisation.

La prostitution clandestine ne disparaît pas avec l'apparition des maisons de tolérance dispersées dans toute la ville, notamment dans le quartier Saint-Léonard : rues du Val-Noble (attestée en 1851), des Marais (1852), de la Juiverie (1854), de la Pyramide et de la Fuie (1855), place du Champ-du-Roy (1873), etc. Déjà, au XVIIe siècle, la prostitution avait inspiré l'adage suivant attribué au mémorialiste Pierre Brantôme (1540-1614) :

"Alençon, petite ville, grand renom.

Autant de putains que de maisons.

Et si elles étaient bien comptées,

Autant que de cheminées."

La présence des maisons closes n'étant pas appréciée par le voisinage, les contestations et les plaintes sont nombreuses. En juin 1873, un Alençonnais désirant ouvrir un tel établissement sur l'actuelle place du Champ-du-Roy, reçoit de nombreuses lettres anonymes de protestation et une pétition de cent cinquante signatures est adressée au préfet : "Le dit établissement [...] placé en face du marché aux bestiaux [...] serait un appât et une séduction continuelle, non seulement pour les habitants de la ville, mais encore pour ceux de la campagne." Le 15 septembre 1875, l'inspecteur général d'infanterie, le général Duplessis, informe le représentant de l'État que son inspection "du 17e Bataillon de Chasseurs et du détachement du 103ème Régiment d'Infanterie, m'a fait constater le grand nombre de militaires de la garnison atteints de maladies vénériennes." Le 25 novembre 1898, une protestation des habitants de la rue de la Juiverie, laquelle, depuis un temps immémorial, sert de refuge aux prostituées, est présentée au conseil municipal : "Les filles publiques [...] stationnent, circulent [...], se tiennent à leur porte ou assises sur des chaises au milieu de la chaussée [...], fument la cigarette, excitent les passants, se tiennent à leur fenêtre dans une tenue indécente, tiennent dans la rue des propos orduriers aux oreilles des passants, se livrent au libertinage sur la voie publique sans être inquiétées ni troublées [...]."

Des statistiques demandées par le ministère de l'Intérieur en 1869 sur l'état de la prostitution en France, il ressort que l'effectif des prostituées alençonnaises est de douze filles inscrites et d'une trentaine non inscrites. Entre 1880 et 1900, le plus vieux métier du monde est exercé à Alençon par une centaine de prostituées ce qui implique qu'une importante proportion de femmes pratiquent la prostitution clandestine. Il faut noter que depuis la construction de la caserne du boulevard de Strasbourg en 1874, Alençon connaît une importante présence militaire. La lutte de la police alençonnaise contre la prostitution, efficace entre 1881 et 1885, est remise en cause en 1886. La fréquentation assidue d'une maison par le nouveau commissaire et l'un de ses agents explique-t-elle ce changement ? Le maire, le 9 mars 1896, reconnaît, en ce qui concerne les maisons de tolérance que "C'est avec la fréquentation des bistrots, l'un des principaux loisirs pour les 2 000 soldats cantonnés chez nous". Pendant plus d'un demi-siècle, elles seront un pôle d'attraction et un lieu de sociabilité pour toute une tranche de la population. Dans la plupart des cas, les filles de joie viennent des départements limitrophes et ne restent pas longtemps. Elles sont jeunes (16-20 ans) et très largement célibataires. Certaines d'entre-elles ont une profession : blanchisseuse, couturière, lingère, etc. Parfois, elles travaillent en famille, mère et fille, et souvent la misère est associée à leur situation.

Au début du XXe siècle, trois maisons de tolérance subsistent encore :

La première, située sur l'emplacement des numéros 3 à 7 de l'actuelle rue de la Pyramide, a été autorisée le 24 avril 1855. Nous ne doutons pas qu'elle dut avoir beaucoup de succès après la construction de la caserne du boulevard de Strasbourg, toute proche.

La deuxième avait été agréée le 24 mai 1855. Elle était établie dans l'actuelle rue de la Fuie, non loin de l'établissement des Frères des écoles chrétiennes et sur le chemin du cimetière Notre-Dame, un peu avant le pont du boulevard de la République, à gauche. Condamnée le 16 mars 1922 par le tribunal correctionnel d'Alençon à six semaines d'emprisonnement "pour excitation habituelle de mineurs à la débauche", la tenancière se verra contrainte de fermer sa maison le 1er avril suivant suite à un arrêté municipal du 27 mars.

La troisième, "destinée spécialement aux ouvriers et aux militaires", aménagée à l'actuel n° 109 de la place du Champ-du-Roy, a été autorisée le 23 août 1873. Un rapport antérieur à son ouverture observe "que les 2 maisons de tolérance [citées ci-dessus] ne reçoivent qu'une catégorie de personnes assez restreinte et que la classe ouvrière et l'armée composent pour ainsi dire la clientèle [forcée ?] de la prostitution clandestine [en 1872-1873, plus de 17% des soldats du 35e régiment d'infanterie sont atteints de maladies vénériennes]. Si une 3e maison était ouverte [...], peut-être arriverait-on à diminuer le nombre de ces tristes [mot illisible] qui, tous les soirs, parcourent nos rues, au grand scandale de la population honnête". Entre les deux guerres, cet établissement, qui portait le nom de La Provence, était également un bar dans lequel on pouvait danser. Son carton publicitaire indiquait l'itinéraire à suivre pour s'y rendre à partir de la gare, agrémenté de quelques vers qu'il m'est impossible de ne pas livrer au lecteur :

"À la Provence,

Honni soit qui mal y pense,

Dans un cadre merveilleux

Vous y trouverez messieurs,

Jeunes femmes et vins vieux."

Le 1er février 1939, les habitants du quartier protestent énergiquement auprès du maire contre l'utilisation d'un panneau portant l'inscription La Provence "en lettres de près de un mètre de haut et illuminé dès la nuit venue". Le 22 février, un arrêté municipal stipule que "Toute publicité extérieure, lumineuse ou non est interdite aux Maisons de tolérance de la Ville d'Alençon. Est seule autorisée la publicité intérieure, au-dessus de la porte d'entrée, au moyen de verres transparents de couleurs autres que le rouge et le bleu, portant le N° ou le nom de l'établissement d'une surface maximum de Un mètre de largeur sur 0.50 de hauteur." Après la fermeture de cette maison, en 1946, un arrêté préfectoral du 7 septembre mettra ses locaux à la disposition de la crèche garderie d'enfants, ce qui montre une certaine logique dans l'utilisation de ce bâtiment. L'article 3 de l'arrêté précise que "Les indemnités pour privation de jouissance [!] seront payés par la crèche garderie alençonnaise". La maison est aujourd'hui occupée par le centre maternel départemental.

En 1906, ces trois établissement comptent vingt-trois pensionnaires, respectivement 11, 3 et 9. Les conditions hygiéniques y sont parfois douteuses. Lors d'une inspection en 1912, un médecin note que "dans les six chambres de l'établissement, on trouve un lit garni de draps qui n'ont pas été changés depuis plusieurs semaines, une petite table, une cuvette et un pot à eau. [...] À cause de ce fléau [la syphilis], le commerce des filles de petites vertus devient de moins en moins florissant [...]". En effet, après la Première Guerre mondiale, les maisons closes sont moins fréquentées. Le 20 mars 1920, le commissaire de police fait savoir au maire qu'il n'existe plus de femmes inscrites comme prostituées libres et lors de l'élaboration du budget de la ville pour 1924, la délibération du conseil municipal du 3 novembre 1923 signale qu'il "n'existe plus de filles publiques à Alençon". Pourtant, on constate l'année suivante la construction d'un pavillon de visites médicales pour elles. Dans l'Indicateur général d'Alençon de 1933, les deux dernières maisons closes sont pudiquement appelée "brasseries de nuit". Elles fermeront après la promulgation de la loi du 13 avril 1946, dite loi Marthe-Richard, "tendant à la fermeture des maisons de tolérance et au renforcement de la lutte contre le proxénétisme".

 

Extrait de Alençon de A à Z (Alain Champion, Éditions Alan Sutton, 2008).