Moulinex

Cette entreprise, fondée par Jean Mantelet, s'est installée en 1937 sous le nom de Moulin-Légumes dans les locaux de l'ancienne filature de chanvre d'Ozé, fermée en 1935.

Jean Mantelet est né à Paris le 10 août 1900. Après avoir fait ses études à l'école commerciale de la chambre de commerce et d'industrie de Paris, il s'installe en 1922 comme fabricant de pompes manuelles et de pulvérisateurs agricoles. En 1929, il fonde à Bagnolet (Seine-Saint-Denis) un atelier d'emboutissage spécialisé dans la production d'articles ménagers. Un jour de janvier 1932, en observant son épouse utiliser avec difficulté un appareil à écraser les pommes de terre qui n'arrivait pas à éliminer les grumeaux, il lui vient l'idée qu'il y a certainement quelque chose à faire pour rendre les tâches de la ménagère plus faciles. Il s'enferme dans son atelier et, le 16 février, il dépose un brevet d'invention pour un presse-purée. Un premier modèle est exposé à la foire de Lyon, en mars, au prix de 36 francs. Pas un seul n'est vendu. Deux mois plus tard, à la foire de Paris, Jean Mantelet baisse le prix à 20 francs : les ventes décollent en flèche. L'année suivante, la cadence est portée à deux mille unités par jour et le moulin-légumes, ce simple et célèbre ustensile de cuisine, est vendu à 2 400 000 exemplaires en cinq ans.

En 1935, Jean Mantelet, mettant en pratique son principe "gagner peu, mais se rattraper sur la quantité", rappelant le Gagne-Petit de Pierre Romet, lance la moulinette. Les ateliers de Bagnolet, en plein essor, devenant insuffisants, un autre emplacement doit être trouvé. L'ancienne filature de chanvre d'Alençon convient parfaitement à l'industriel qui en fait l'acquisition le 15 mars 1937. À partir de 1938, l'usine alençonnaise fabrique des gourdes, des gamelles et des louches pour l'intendance militaire en prévision d'un conflit que chacun devine inévitable.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, l'établissement fonctionne au ralenti jusqu'à la fin de 1942, date à laquelle il est fermé. L'activité repart à l'automne 1944 et, pendant deux ans, Moulin-Légumes travaille pour l'armée américaine, puis reprend progressivement son activité en sortant des appareils à manivelle : casse-noix, mouli-persil, mouli-râpe, mouli-poivre, mouli-sel, etc. Très vite, la production s'élève à 15 000 unités par jour pour atteindre 30 000 en 1951. Le succès est foudroyant et l'expansion rapide. L'année 1952 marque l'apogée de la maison qui a vendu plus de cent millions d'appareils.

En 1953, Jean Mantelet crée une essoreuse à salade, le légumex, abréviation de "légume-express". Le suffixe "ex" évoque le progrès et la vitesse offerts par la révolution électrique. Un jour, en voyant venir et repartir ses ouvriers en vélomoteur, il prend conscience du déclin de l'utilisation des pédales de bicyclette et, par analogie, il se dit que la ménagère pourrait bien un jour se refuser à tourner une manivelle et décide alors de motoriser ses fabrications. Cette décision bouleverse la vie de la société. Le temps de la manivelle est fini et l'ère des moteurs qui commence, donne une accélération sans précédent à l'entreprise. En 1956, sort un moulin à café électrique vendu à un prix "révolutionnaire" : 1 789 francs, tandis que les appareils concurrents sont affichés à 6 000 francs. En quelques mois, il en sera écoulé trois millions. L'année suivante Moulin-Légumes adopte le nom de Moulinex : "moulin-express".

De huit, puis quarante salariés en 1937, le personnel de l'établissement passe à deux cents en 1946, au double en 1954, à sept cents en 1957, à neuf cents en 1959, à deux mille en 1960, pour atteindre trois mille en 1963, ce qui représente 10% de la population totale et 30% de la population active. Les femmes d'agriculteurs, poussées hors des fermes par la multiplication des tracteurs, sont un vivier inépuisable d'employées. Jusque vers 1970, Moulinex recrute dans des conditions rares à l'époque : salaires confortables et participation qui, certaines années, représente un quatorzième mois. Pour loger les travailleurs, la société demande la construction de logements ce qui conduit à la naissance du quartier de Perseigne. En vingt ans, cette firme régionale va devenir une multinationale prospère en créant douze usines, toutes concentrées en Basse-Normandie et dans les Pays de Loire, une chance pour ces régions confrontées à un début de déclin du secteur agricole.

Le fondateur de Moulinex, qui ne veut plus être tributaire de qui que ce soit, fonde une école d'enseignement technique en 1961 pour former ses propres techniciens. Afin d'assurer son fonctionnement, l'entreprise emploie presque tous les corps de métiers : électriciens, mécaniciens, couvreurs, femmes de ménage, cuisiniers, chauffeurs, etc. Un service interne de dizaines de cars va chercher le personnel chez lui. C'est alors une succession de nouveaux articles : mixer, éplucheuse, râpe, robot-Marie, sèche-cheveux, aspirateur, couteau électrique, moulinette électrique, rôtissoire, friteuse, grille-pain, chauffe-plats, radiateur, cafetière, grille-viande, presse-agrumes, yaourtière, mini-four, four à micro-ondes, fer à repasser - spécificité d'Alençon - ; climatiseur ; etc.

En 1970, la presse souligne que la marque, introduite en bourse le 25 juin 1969, est à la pointe de l'expansion européenne. Elle contrôle le marché français à 85%, fait la conquête de cent douze pays et exporte à travers le monde plus du tiers de ses produits. Chaque jour, l'ensemble des usines sort 80 000 articles. La maison devient internationale en ouvrant onze sites à l'étranger : deux en Espagne en 1973, une au Canada en 1976, une aux États-Unis en 1977, une au Mexique en 1979, une au Portugal en 1981, une en Irlande en 1985, deux en Angleterre et une en Italie en 1989 et une en Égypte en 1990.

La clientèle de Moulinex est en général très satisfaite. On peut cependant noter une lettre de mécontentement : "[...] il manque quelque chose à mon achoir". La tentation fut grande de répondre qu'il manquait effectivement un "h" !

Mais les mauvaises conditions économiques de la fin des années soixante-dix, notamment la crise pétrolière et le renchérissement du plastique, provoquent un changement de ton : "Moulinex libère la femme mais exploite les ouvrières" fait écho au slogan "Moulinex libère la femme" lancé en 1961. Certaines travailleuses, affectées aux presses, ont aux poignets des bracelets de cuir reliés par des cordes à un système de sécurité qui leur tire le bras en arrière pour éviter d'avoir les doigts écrasés par la presse tombant comme une guillotine. En 1978, la société est sérieusement secouée par la crise qui sévit ainsi que par des erreurs commerciales. Le 15 juin, l'usine alençonnaise est occupée par du personnel en grève et le conflit est soutenu par la municipalité. La police doit intervenir pour faire évacuer les ateliers. La décennie suivante est agitée par des bouleversements économiques et sociaux. La concurrence, l'avènement de la grande distribution, tout concourt à l'essoufflement du système Mantelet. Par ailleurs, la vente à bas prix, qui a fait son succès, devient dans l'esprit des consommateurs, avec l'élévation du niveau de vie, synonyme de basse qualité. En 1980, Jean Mantelet renfloue personnellement les caisses de la firme et cherche des partenaires. Pendant cinq ans, Moulinex se trouve dans le creux de la vague tout en étant le premier employeur industriel de Basse-Normandie avec 9 400 ouvriers en 1984, contre 11 400 en 1976. Les idées font défaut et la création est morte. Moulinex est en panne. En avril 1985, le fondateur cède 20 % de son capital à la marque américaine Scovill qui, deux ans plus tard, revendra sa participation et, pour la première fois de son histoire, l'entreprise accuse son plus important déficit. En septembre de la même année et en 1986, des mesures de chômage partiel sont prises et l'on procède, le 16 juillet, à 1 350 suppressions de postes. Alençon n'a plus que 2 300 salariés. Du 23 février au 1er mars 1987, l'usine ferme ses portes. Le personnel est réduit à 1 850 agents. L'établissement est au bord du gouffre. Jean Mantelet, diminué en mars 1986 par une attaque l'ayant rendu hémiplégique, nomme un directeur-général le 18 avril 1987 et annonce le 27 février 1988 que 28 % du capital seront cédés aux employés assurant ainsi la pérennité de la société. Cinquante années de l'histoire de Moulinex s'achèvent. La nouvelle politique commerciale porte ses fruits : en 1989, le groupe rachète les firmes anglaise et italienne Swan et Girmi ainsi que Krups le 7 janvier 1991, ce qui fait de Moulinex le n° 1 européen.

Le 19 janvier 1991, Jean Mantelet, le père fondateur de Moulinex, emblème du capitalisme paternaliste, s'éteint à Paris. Il laisse le souvenir d'un homme simple, proche de ses salariés, grand travailleur, inventif, passionné. Reconnu comme une grande figure de l'industrie française,il fut "la" chance d'Alençon qui lui doit une grande reconnaissance pour avoir créé tant d'emplois. Pionnier de la décentralisation, il contribua largement a l'essor d'Alençon et Moulinex symbolise le développement industriel et économique de la ville.

Pendant plusieurs années, son héritage provoque des procédures juridiques freinant l'évolution de Moulinex qui laisse vieillir ses usines. La logique financière l'emportant sur la logique industrielle, les financiers prennent son contrôle et suppriment 2 000 postes en 1996. Cependant, le bilan positif de l'exercice 1997-1998 s'élevant à 203 millions de bénéfice est suivi d'un bilan négatif de 384 millions pour l'exercice suivant et de 817 millions pour 1999-2000. Ajoutons que les crises financières russe, asiatique et latino-américaine lui font perdre 10% de ses marchés et 50% de ses bénéfices ; le projet d'une usine nouvelle à Alençon est alors suspendu. Moulinex se trouve dans la tourmente : plusieurs sites sont fermés, Alençon n'emploie plus que 1 120 travailleurs. Le 7 septembre 2001, la maison Moulinex, criblée de dettes, dépose son bilan. Le 22 octobre, après des semaines d'incertitude, de chômage technique, de blocage du site et de manifestations quasi-quotidiennes, le personnel apprend que la firme est reprise par Seb, le concurrent de toujours, ce qui entraîne la fermeture des sites de Bayeux, de Falaise, de Cormelles-le-Royal et d'Alençon qui ne garde que le service après-vente international ; seuls 282 agents alençonnais sur 1 003 seront reclassés.

Le 21 novembre, Moulinex cesse d'exister. La fermeture de son berceau historique, l'usine-mère et symbole de la marque, est un drame humain pour les ouvriers qui pensent que Moulinex ne libère plus la femme et qu'elle passe plutôt ses employés à la moulinette. C'est un coup terrible porté à l'économie locale car les répercussions seront multiples : sous-traitants, commerces, effectifs scolaires, perte de la taxe professionnelle, etc.

Cette réorganisation industrielle et sociale, ce "dé ... mantèlement", s'inscrit dans le processus accéléré de la mondialisation de l'industrie pour faire face à la concurrence que Jean Mantelet, vieillissant, n'a pas perçu. Mais ce n'est pas la seule raison : c'est aussi la facture du rachat au prix fort de la cession d'une partie du capital au personnel en 1988, des querelles de pouvoir, de la guerre de succession du début des années quatre-vingt-dix qui a détourné le groupe de ses objectifs (en dix ans, quatre présidents-directeurs-généraux se sont succédé), des erreurs commerciales, de la désorganisation industrielle, du manque de productivité et de l'endettement croissant.

 

Extrait de Alençon de A à Z (Alain Champion, Éditions Alan Sutton, 2008).