L'essor économique dû à la révolution industrielle suscite le développement des transports assurés par les diligences, les malles-poste et les charrettes de roulage. La loi de 1842, créatrice d'un système de chemin de fer dont Paris est le centre, ne prévoit pour l'ouest de la France que deux lignes : la première, se dirigeant "sur l'Angleterre par un ou plusieurs points du littoral de la Manche qui seront ultérieurement déterminés", ce sera la ligne Paris-Rouen-Le Havre, et la seconde, "sur l'Océan par Tours et Nantes". Notre région est totalement oubliée.
Un arrêté du ministre des Travaux publics prescrit alors l'étude de deux directions principales pour une ligne Paris-Brest. L'une s'embranchant à Nantes sur la ligne déjà classée de Paris à Nantes, l'autre prolongeant la ligne de Versailles par Chartres, Alençon, Laval, Rennes et Pontivy. Il est en même temps décidé que des études auront lieu pour un chemin de fer de Paris à Cherbourg.
La possibilité d'un détournement vers la Loire et Nantes du courant commercial que la route de Brest apporte à l'Orne, est de nature à faire réfléchir jusqu'aux Ornais les moins convaincus de l'utilité de chemin de fer. Aussi, le préfet de l'Orne a-t-il quelques chances de se faire écouter lorsqu'il demande aux conseillers généraux de prendre une délibération pour faire ressortir les avantages de la direction par Alençon. Il est donc logique, lorsque le 15 septembre 1842 le conseil général se réunit, qu'il offre de participer aux frais. Un membre propose à cet effet de voter une somme de 10 000 francs, mais cette offre, fort modérée pourtant, est repoussée. Peut-être juge-t-on suffisamment lourdes les charges que la loi de 1842 laisse aux départements et aux communes pour l'exécution des lignes. Par ailleurs, il est probable que le conseil considère comme certain l'adoption par le Gouvernement de la direction qui a sa préférence et qui lui semble naturelle. Pourquoi dans ce cas, faire preuve de zèle en offrant davantage qu'on ne lui demande? En outre, les études effectuées entre-temps par les Ponts et chaussées lui sont, à quelques détails près, favorables. Pour renforcer cette présomption, il est noté dans la délibération du conseil du 23 novembre 1844 que ce dernier "fait appel à la sagesse du Gouvernement pour déterminer le point de jonction qu'il n'a pas voulu fixer lui-même".
En 1844, un nouvelle loi reconnaît implicitement l'insuffisance de celle de 1842 puisqu'elle ordonne qu' "il sera ajouté au système de chemin de fer défini par l'article 1er de la loi du 11 juin 1842, un chemin de Paris à Rennes par Chartres et Laval". C'est l'imprécision du tracé entre ces deux dernières villes qui met en émoi les représentants d'Alençon et du Mans. Il n'y a évidemment que ces deux agglomérations susceptibles d'être choisies comme point de passage et il est évident que chacune d'entre elles, respectivement peuplées de 14 000 et de 26 000 habitants, désire que la ligne passe sur son territoire car l'enjeu est considérable. L'écart qui les sépare sur le plan de l'activité économique et de la population à des chances de s'accroître au profit de celle qui recevra les voyageurs et les marchandises de Paris, de la Bretagne et de la Basse-Normandie. À une époque où il faut deux à trois jours de diligence pour se rendre dans la capitale, le train, en la ralliant en cinq à six heures, est un progrès révolutionnaire malgré ses détracteurs qui parlent de déraillements, de fumées et de vapeurs empoisonnant l'atmosphère, de poules qui pondent de travers et du lait des vaches qui tourne.
Le conseil général de l'Orne, qui a l'appui de l'ouest de la Normandie ainsi que de la Bretagne habituée par les diligences des deux grandes compagnies de messageries a avoir des relations avec Paris par Alençon, souligne qu'il est illogique de laisser la région entre Caen et Le Mans, déjà défavorisée en ce qui concerne les routes et les canaux, sans chemin de fer. De son côté, celui de la Sarthe estime qu'Alençon aurait, avec une ligne Le Mans-Caen, un chemin direct sur Paris, et ne perdrait donc rien à être privée du passage de la ligne Paris-Brest.
Léon de La Sicotière, conseiller municipal alençonnais, le député Jacques Mercier et le maire d'Alençon Napoléon Curial défendent le projet. Ce ne serait que légitime de donner une ligne centrale à la région comprise entre la Manche et la Loire. Or, Alençon se trouve à une distance sensiblement égale de l'une et de l'autre alors que Le Mans est assez rapprochée de Tours où passe la ligne de Paris à l'Océan. La municipalité alençonnaise, qui déclare que l'état des finances de la Ville ne permet pas d'offrir une subvention, mais qui sent bien l'importance de cette affaire, finit par prendre l'engagement de contribuer aux travaux pour une somme de 150 000 francs, malgré ses difficultés budgétaires, pour l'établissement d'une voie Caen-Alençon, car le conseil pense que cette ligne, qui doit se rattacher à celle de Paris-Rennes, assurera à sa cité le passage de cette dernière. Mais des obstacles apparaissent. Le marquis de Torcy annonce au conseil général que "le compte-rendu de l'administration des ponts et chaussées pour la partie "Chartres à Laval" de la ligne Paris-Brest, porte l'empreinte d'un mauvais vouloir évident pour Alençon. On utilise contre le seul tracé d'Alençon les difficultés de terrain du département de l'Orne. S'agit-il au contraire du tracé par Le Mans, on semble voir les vallées se combler et les collines s'aplanir".
En 1845, une enquête est ouverte par le préfet et, sur sa demande, le conseil municipal d'Alençon. Après de longs considérants mûrement étudiés, il déclare "à l'unanimité, approuver le projet d'une ligne de fer de Chartres à Laval par Alençon [...] et en appeler de tous ses vœux la prompte exécution". Mais si Alençon offre 150 000 francs, les Manceaux en donnent 1 000 000 et fournissent les terrains nécessaires à la traversée de leur ville. Par ailleurs, L'Aigle se borne à offrir 50 000 francs alors que le conseil général de l'Eure-et-Loir vote une subvention de 1 500 000 francs. Ce qui totalise 200 000 francs en faveur d'Alençon contre 2 500 000 pour Le Mans. En outre, la Compagnie des chemins de fer estime le coût des travaux à 51 millions de francs par Le Mans et à 61 millions par Alençon. Le tracé par notre cité est plus court, mais il nécessite la construction de travaux d'art plus nombreux que par Le Mans. Ajoutons à cela que le tonnage des produits par Alençon n'atteindrait que 4 100 000 tonnes contre 5 700 000 par Le Mans. Cependant, le poids le plus puissant est François Guizot, ministre des Affaires étrangères et député de Lisieux, qui veut que la ligne Paris-Cherbourg traverse sa ville et pour cela il faut que celle de Paris-Brest passe plus au sud. Ajoutons que son chef de cabinet, Amédée Hamon, est originaire du Mans...
Malgré l'avis du conseil supérieur des Ponts et chaussées qui s'est finalement prononcé pour Alençon par cinq voix contre quatre, la commission parlementaire décide le tracé par Le Mans, également par cinq voix contre quatre, malgré tous les rapports et requêtes des Alençonnais restés lettres mortes. Pourtant, lors des études préliminaires à l'établissement du schéma ferroviaire en 1841, le conseil général de la Sarthe estimait "qu'une ligne de Chartres à Angers n'offrait qu'un intérêt secondaire" et que "celle de Paris à Tours par Chartres et Vendôme suffirait bien aux Sarthois". Lorsque s'ouvre le débat définitif sur la direction de la ligne de l'Ouest, le député Jacques Mercier, appuyé par ses collègues bretons, se fait une dernière fois le défenseur du passage par Alençon. Mais la voix de majorité de la commission parlementaire est malheureusement suffisante pour que le passage par Le Mans soit adopté par les Chambres qui n'ont pas pour habitude de contredire la commission et le rapport du ministre. L'aboutissement de cette affaire est la loi du 21 juin 1846 qui stipule que la ligne Paris-Brest passera par Le Mans. Toutefois, une ligne transversale Caen-Le Mans par Alençon est prévue.
C'est le 2 décembre 1855 qu'arrive dans la gare toute neuve la première locomotive apportant du matériel. Le premier train spécial Alençon-Paris via Le Mans circule le 28 février 1856 et la ligne Le Mans-Alençon est ouverte le 15 mars suivant. Enfin, l'inauguration de la section Le Mans-Argentan se déroule le 1er février 1858. Mais les municipalités d'Alençon, de Sées et d'Argentan boudent cette manifestation, voulant ainsi marquer leur mécontentement d'être placées sur une ligne transversale.
La gare, construite en 1853, sera détruite par les bombardements en 1940 |
Locomotive 030 T n° 1 dénommée "Alençon" Ligne de Condé-sur-Huisne à Alençon (1873) |
Cet échec est resté vivace au cœur des Alençonnais, d'autant plus qu'une légende tenace colporte que ce sont eux qui ont refusé le chemin de fer. Il suffit pourtant de compulser les délibérations du conseil municipal d'Alençon pour voir que les édiles locaux ont lutté afin que leur cité soit un point de passage de la ligne Paris-Brest. On peut dire que notre ville aurait été la plaque tournante du commerce et de l'industrie entre la Manche et la Loire d'une part, et entre Paris et la Bretagne d'autre part. Le tracé passant par l'agglomération alençonnaise aurait fait naître une ère de prospérité pour la ville. Peut être les Alençonnais ont-ils péché par excès de confiance sûrs d'avoir gain de cause, manqué de mobilisation face à des gens plus puissants qu'eux et insuffisamment soutenus, particulièrement par le conseil général qui s'intéressa davantage au canal Manche-Atlantique qu'au chemin de fer ?
Extrait du Dictionnaire des rues et monuments d'Alençon (Alain Champion, Éditions Cénomane, 2003).